Marceline P.

Conseillé par
1 septembre 2015

"Natur und Ostalgie"

Fürstenfelde est un village de l’ancienne Allemagne de l’Est, dans la région de l’Uckermark, située au Nord-Est de l’Allemagne. Région la moins peuplée d’Allemagne, oubliée de l’économie, sa beauté âpre et sauvage de lacs, d’îles et de forêt s’apprivoise lentement. Il a fallu 4 ans à Saša Stanišić, un jeune auteur de langue allemande né en 1978 en Bosnie, pour brosser dans son second roman ce tableau aussi délicat que drôle d’un endroit hors du temps.
A Fürstenfelde, nous sommes la veille de la saint Anna, jour de la fête du village lors de laquelle est brûlée « Anna » - il en est ainsi depuis le 16e siècle. En attendant que le bûcher ne s’allume, des hordes de cerfs et de sangliers ainsi qu’une renarde affamée font bruisser la nuit.

Pour son roman, fait d’une succession de courts chapitres, Saša Stanišić utilise la première personne du pluriel. « Nous sommes tristes. Nous n’avons plus de passeur. Le passeur est mort », ainsi débute le livre. Qui parle? On ne le sait pas réellement mais nous voilà embarqués doucement. Nous traversons la dernière nuit avant la fête ensemble, partis à la rencontre de ces personnages en errance dans leur propre vie, tous un peu perdus, assommés par la tristesse, l’ennui ou le regret.
Il y a Herr Schramm, ancien de la NVA, qui hésite dans sa voiture entre le suicide et l’achat d’un paquet de cigarettes. Il y a Frau Anna Kranz, une peintre hors d’âge qui ne peint que ce qu’elle sait, et dont le chef d’œuvre s’intitule « Le Roumain devant le préfa pour ouvriers saisonniers roumains, au bord de la départementale, près de Kraatz ». Frau Schwermuth est l’archiviste de Fürstenfelde, elle entretient la « Maison de la Patrie », dépositaire des chroniques villageoises dont les extraits émaillent le roman. Herr Ditzsche elève des poules de rasse, Lada, Johann et Suzi constituent une maigrelette bande de jeunes. Et tout le monde se retrouve dans le garage de Ulli pour boire un coup, loin du café officiel, le Gleis 1 (« Tu te vois picoler sous les yeux des fleurs en plastique et des cyclo-touristes ? »).
Les destins se télescopent, la magie opère parfois… Avant la fête est un livre d’histoires (avec un s), ponctué de fables et de faits divers tirés de l’histoire locale. Un livre qui parle de guerre, de pillages, de renards et de poules, de folie et de sagesse, d’amour et d’espoir.
Saša Stanišić réveille un lieu à la vie en décrivant sa beauté, ses tragédies, sa force et son abandon. Dédié à l’homme, à l’animal et à la nature, le livre est servi par un style impeccable, dépouillé et précis et par un humour empreint de finesse et de respect. Un petit bijou…

Siri Hustvedt

Actes Sud

23,00
Conseillé par
25 août 2014

Du genre et des masques

Un roman gigogne touffu, érudit, hétéroclite, poignant.

Harriet Burden est morte. Elle fut pour les autres la femme de Félix Lord, galeriste new yorkais incontournable. Femme flamboyante, consumée par son intelligence, sa curiosté insatiable, sa soif de savoir, Harriet Burden fut avant tout une artiste qui ne prit jamais son envol, trop occupée à être fille, à être femme et mère avec application.

Le roman est un compendium de documents (journal intime, articles, témoignages, interviews) autour de la personne d'Harriet Burden. Cette somme est réunie par I. V. Tess, une universitaire fascinée par la personnalité et l'oeuvre méconnue de Burden, dont elle retrace les dernières années depuis la mort de son mari jusqu'à sa propre disparition.

Persuadée que "toutes les entreprises intellectuelles et artistiques (...) reçoivent un meilleur accueil dans l'esprit de la foule lorque la foule sait qu'elle peut, derrière l'oeuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles", Burden organise une supercherie artistique à grande échelle. Successivement, elle crée trois oeuvres ambitieuses dont elle fait endosser la paternité à trois hommes avec lesquels elle tisse des liens intimes, plus ou moins délétères. Le dernier des trois, Rune, un plasticien reconnu, en imposant ses propres règles, confronte Harriet à ses démons.

Le roman est bien plus qu'une ode féministe. Si les questions de genre et d'identité sexuelles sont centrales et malgré le décor - le microcosme hyper select du milieu artistique new yorkais - le propos est universel. Malgré la phlétore de notes en bas de pages renvoyant souvent à des ouvrages aussi pointus qu'obscurs, le roman est limpide, l'écriture rigoureuse et le tout absolument lisible sans prérequis en philosophie, en psychaitrie ou neurosciences. Ce roman est une gageure - aussi bien sur la forme que sur le fond - et une véritable réussite. Au fil de la lecture, les masques tombent, mais aucun ne révèle de véritable visage, l'illusion est triomphante, la vie n'est une comédie. De même, les personnages de Burden et de Hess ne sont-ils que des doubles de l'auteur elle-même, comment le révèlent les indices parsemés dans le roman.