Revue Liberté 318 - Encombrement médiatique
EAN13
9782924414347
Éditeur
Collectif Liberté
Date de publication
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Revue Liberté 318 - Encombrement médiatique

Collectif Liberté

Livre numérique

  • Aide EAN13 : 9782924414330
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    6.49

  • Aide EAN13 : 9782924414347
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Chaque jour, des torrents de nouvelles nous tombent dessus. Chaque minute, des
trombes de données saturent notre environnement. On parlait beaucoup des
pluies acides dans les années 1980… les informations qui pleuvent désormais en
temps réel (mais qu’est-ce alors que le temps irréel ?) ont un pouvoir
dissolvant infiniment plus grand. L’émiettement de la réalité, sa réduction en
lambeaux de toutes sortes, a fini par nous faire croire qu’en traquant les
moindres recoins du réel, en le serrant jusque dans ses manifestations les
plus anodines, nous pourrions enfin nous approcher de sa vérité. En manque
perpétuel de « nouvelles », nous empilons pêle-mêle les pièces détachées d’une
actualité toujours dépassée, grisés par un meurtre sordide, une défaite du CH,
une baisse du taux de chômage, la naissance d’un bébé à deux têtes, un
ouragan, un autre remède miracle (toujours en phase de développement, c’est
bon pour les actions en bourses), un attentat terroriste à Madrid, le possible
retour des Expos à Montréal, un accident de voiture, le premier bébé de
l’année (en santé, celui-là), le dernier Tweet de Trump, la mort d’une rock
star, la hausse infinitésimale du salaire minimum, le nouveau disque de Céline
Dion, un vol dans une succursale de la Banque de Montréal (qui n’a
heureusement pas fait de victimes), une autre étude confirmant les changements
climatiques, le dépôt d’un projet de loi sur la refonte de l’aide sociale, le
sauvetage de 43 Syriens rattrapés par une tempête sur une embarcation de
fortune, une croissance plus forte que prévue, une autre hausse de la
rémunération des médecins spécialistes, la sortie du iPhone 12, une
autobiographie de Woody Allen, une autre défaite du CH, un autoportrait de
Justin Trudeau avec une admiratrice, des prévisions de neige pour la fin de
semaine, une vente de fermeture chez Sears, des tatouages sur le torse de
Justin Bieber… Tout est là, tout le temps. On se tient au courant. Il faut
être de son temps. Il faut être informé. La vitalité de notre démocratie en
dépend. Après tout, l’espace public de débat et la liberté d’expression ont
été conquis de haute lutte. Un legs des Lumières toujours menacé qu’il nous
faut veiller à préserver. *** Georg Christoph Lichtenberg connaît bien les
Lumières. Il en est un enfant. Jusqu’à sa mort, en 1799, il ne cessera de
jeter ses pensées dans des cahiers qui en accueilleront finalement environ
8000. Dans le cahier D, à la 474e entrée, il écrit : « Efforce-toi de ne pas
être de ton temps ». Nous sommes quelque part entre 1773 et 1775. Les Lumières
ont suffisamment éclairé le monde pour qu’un esprit comme le sien ait compris
que la raison n’épuise pas la réalité. Ce qui n’empêche pas cet écrivain, qui
est aussi le dix-septième enfant d’un pasteur allemand, d’être passionné de
physique, de mathématiques, de sciences naturelles. « Efforce-toi de ne pas
être de ton temps. » Il ne faut pas l’être pour exhumer aujourd’hui un tel
aphorisme. Mais peut-on l’être vraiment à une époque qui tue le temps ? Un
siècle (moins des poussières) après cet appel de Lichtenberg, Nietzsche
décrivait le journaliste comme le « maître de l’instant ». Formule qui
témoigne encore une fois de l’acuité de son regard prophétique. S’il n’a
évidemment jamais vu la grand-messe quotidienne de l’info télévisée à laquelle
tous communiaient hier encore, Nietzsche saisit déjà, en 1872, qu’un
tremblement de terre est en train de ruiner un rapport au temps jusque-là
incapable à ses yeux de saisir le présent. Mais la destruction des idoles est
depuis passée par là : nous sommes sortis des vérités campées dans l’éternité.
Nous sommes de plain-pied dans l’actualité, dans un présentisme, comme le
disent certains historiens, qui bousculent tout ce qu’on pouvait penser de la
réalité. Qui, plus fondamentalement, remet peut-être en cause l’idée qu’il
soit même possible de penser le monde dans lequel nous vivons. Les médias sont
en crise. Une crise économique, entend-on le plus souvent, d’abord liée à un
modèle d’affaires périmé. Quand les revenus publicitaires se retrouvent
massivement dans les filets de quelques gigantesques prédateurs des réseaux
sociaux, il n’en reste plus beaucoup pour les médias « traditionnels », au
premier chef la presse écrite. Cela apparaît difficilement contestable, en
effet. Mais à trop regarder la crise par ce bout de la lorgnette, on manque
peut-être l’essentiel. Et si les « maîtres de l’instant » étaient, en partie
du moins, les artisans de leur propre malheur ? À les en croire, l’information
ne circule jamais assez vite ; aussi le virage numérique apparaît-il comme une
bouée de sauvetage, précisément parce qu’il permet de rejoindre partout et
rapidement ceux et celles qui veulent être informés. Les médias nourrissent
ainsi une dynamique d’immédiateté qui, comme l’indique bien le terme, valorise
ce qui est ou se rapproche de l’immédiat. Des médias contre la médiation, en
somme, qui scient la branche sur laquelle ils se sont construits. *** À force
de penser les médias comme simple lieu de circulation de l’information, on
finit par oublier qu’ils sont le fruit historique de la création d’un espace
public de débat porté par un idéal, soit permettre à la société de se prendre
en main, en quelque sorte, d’assumer qu’elle est le fruit de son propre
travail. Les Lumières ont un sens parce qu’elles permettent d’éclairer un
parcours qui n’est jamais donné d’avance, certes, mais qui peut se tracer en
dégageant un horizon qui est d’abord un horizon de pensée. Cela signifie qu’on
évalue, qu’on interroge, qu’on critique, qu’on sous-pèse, qu’on défriche un
espace à la fois physique et mental. Simple reconnaissance du fait que la
réalité humaine n’est pas de l’ordre du fait, de l’objectivité, mais de la
pratique, qui suppose toujours déjà une présence, un sujet, une subjectivité à
l’œuvre dans le monde. Les médias, ou les médias dits « sérieux », outrés, à
juste titre, par les « faits alternatifs » et autres bêtises trumpiennes,
réaffirment qu’ils ont un rôle essentiel à jouer en démocratie et qu’ils
entendent bien s’y tenir. Fort bien. Mais pourquoi ressortir le vieux disque
usé du professionnalisme qui passerait par l’objectivité et la vérification
des faits, comme si c’était là l’alpha et l’oméga d’une pratique, osons encore
une fois le rappeler, qui s’est construite comme un idéalisme en acte, dans le
dessein de transformer le monde en contribuant à le penser plutôt qu’en
s’inclinant servilement devant lui ? Dans sa Critique de la raison cynique,
Peter Sloterdijk rappelait, en 1983, que le mouvement des Lumières a introduit
« un filtre contre l’inondation […] de la conscience individuelle par une
infinité d’informations d’un même niveau, équivalentes et indifférentes,
venant des sources les plus diverses ». Plutôt que de se perdre dans les
détails, il s’agissait de se donner les moyens de ressaisir par la pensée une
histoire qui s’écrit. Mais ce rationalisme, dont Lichtenberg voyait déjà
l’étroitesse dans sa prétention à la toute-puissance, a fini par reconduire ce
qu’il combattait, comme on le constate aujourd’hui. Dans les médias, cela se
traduit par le recyclage du projet de saisir la réalité dans une perspective
synthétique, globale, afin d’en faire la sommation empirique d’une infinité de
faits reliés par une conjonction prétendument neutre, le « et ». On parle de
ceci et de cela, on saisit l’immédiat jusque dans ses moindres singularités,
sans contexte, sans avant, sans après, chaque fait étant emmuré dans un
silence qui est la condition de sa saisie « objective » depuis une position
d’extériorité. Ce dispositif de mise à plat de la réalité, où tout devient
indifférent et interchangeable (d’où le cynisme si prégnant dans le milieu
journalistique) se croit du coup immunisé contre le péril idéologique. Curieux
aveuglement. C’est en avalisant le fétichisme des faits et la réification d’un
monde du coup vidé de toute ouverture sur l’histoire qu’on croit échapper à
l’idéologie. Que cela signifie-t-il, concrètement ? Qu’on ne peut, par
exemple, faire des liens entre la croissance, célébrée dans les pages
économiques, et les désastres environnementaux, traités quelques pages plus
loin. Comme l’é...
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